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Une reine blessée
Depuis ma dernière vision de Siv, j’avais très peur de ce que je risquais de découvrir dans les flammes. Je sentais pourtant qu’elle avait survécu. Bien plus tard, elle me confia qu’au moment de charger les hagsmons elle n’avait eu qu’une crainte : se transformer en l’un d’eux. Puis son esprit s’était vidé, effacé comme une ardoise. Plus de pensées, plus de sentiments : elle avait sombré dans le néant. Son gésier lui procurait de drôles de sensations ; un écho inquiétant résonnait au fond de sa conscience. Son peigne s’était évaporé dans l’air froid, et la forme de ses ailes avait changé. Elle avait regardé avec horreur ses magnifiques plumes marron mouchetées de blanc s’assombrir. « Noooooon ! » avait-elle hurlé.
Mais elle ne se métamorphosait pas en hagsmon. Non, mon ami : c’était le Nacht Ga’. Elle luttait de toutes ses forces contre le terrible sortilège, et ces étranges mutations n’étaient que le fruit de son imagination. Par bonheur, son Ga avait surpassé la magie des démons.
Pendant que je m’occupais de l’œuf, Siv se soignait. L’aile gauche presque arrachée, elle n’avait pu s’enfuir qu’avec l’assistance de Myrrthe. Sa fidèle suivante avait recouru au kronkenbot, le mode de transport traditionnel des soldats blessés. Normalement, il fallait au minimum deux chouettes pour qu’un kronkenbot fonctionne, mais Myrrthe, en bonne dame harfang des Royaumes du Nord, était d’une détermination infaillible.
— Je peux y arriver, ma dame. Le vent nous est favorable.
Le kronkenbot consiste à créer, par des mouvements subtils des ailes et de la queue, une poche où l’air est immobile et dans laquelle la chouette invalide est aspirée. Siv, qui saignait abondamment, se déplaça ainsi sans effort. Un vent soudain leur avait permis de s’échapper.
Vois-tu, cher lecteur, malgré leurs pouvoirs, les hagsmons redoutent l’eau salée de nos mers glacées. Les embruns représentent pour eux une menace mortelle. Leurs plumes mal lustrées ne les protègent pas de l’humidité. Mouillées, elles gèlent aussitôt, provoquant souvent des chutes à pic dans les vagues. Ils évitent donc le moindre contact avec l’eau de mer.
C’est la raison pour laquelle Siv et Myrrthe se mirent en quête d’une grotte inondée par les marées, à l’intérieur d’un estuaire où des courants chauds empêchaient la glace de se former. Elles survolaient l’estuaire des Crocs depuis un bon moment quand Siv souffla :
— As-tu trouvé quelque chose ?
— Pas encore, ma dame.
Myrrthe s’orienta vers une crique étroite. Là, un canal fin – qui s’appelait d’après elle la Ria de N’or – s’enfonçait profondément dans le glacier du Hrath’ghar. Il gelait rarement, sauf par des températures extrêmes. À cause des courants, cependant, des icebergs le traversaient de temps à autre.
— Ma dame ! s’écria Myrrthe. Que diriez-vous de vous réfugier sur un iceberg ?
— Ma chère Myrrthe, dit la reine d’une voix lasse et rauque, à l’instant présent, j’accepterais de me poser n’importe où. Même sur un nid de mouette !
En dépit de la douleur, elle gardait son sens de l’humour. Myrrthe cligna des yeux, stupéfaite. L’idée que sa majestueuse maîtresse occupe le même appartement qu’un mou du croupion lui parut plus que saugrenue.
— Ce ne sera pas nécessaire, ma dame.
La femelle harfang étudia brièvement la surface d’un iceberg sous leurs ventres. Des becs de glace surplombaient de petites grottes. De toute façon, elle n’avait guère le choix : Siv devait être soignée au plus vite. Ses propres ailes commençaient d’ailleurs à la faire souffrir. Son kronkenbot se décomposait de seconde en seconde.
— Bien, annonça-t-elle. Nous allons descendre. Maintenez votre position, ma dame. Ne bougez pas d’une plume.
— Ça ne risque pas, Myrrthe.
Le bloc de glace avait une forme incroyable. Selon la formule de Siv, c’était le « roi des icebergs ». La mer, les vents et les courants l’avaient sculpté, ornant ses contours de motifs très élaborés au fil du temps, et le transformant en un véritable labyrinthe d’eau et de glace.
— Il est fait pour nous ! murmura Siv en se posant. Je le sens dans mon gésier.
Il ne fallut pas longtemps à Myrrthe pour dénicher la grotte parfaite. Baignée par les eaux vertes de l’estuaire, elle offrait une excellente protection contre les démons. Siv sut qu’ici elle pourrait guérir et attendre. « Mais attendre quoi ? » se demanda-t-elle. L’éclosion d’un poussin qu’elle ne verrait peut-être jamais, en un lieu inconnu et dans un schneddenfyrr bâti par un autre ? Il était malsain de s’attarder à ces pensées. Se rétablir devait rester son unique priorité, sans quoi elle ne serait plus jamais d’aucune utilité, ni à son fils ni à son royaume.
Son aile gauche était dans un état lamentable. Son peigne et ses primaires avaient disparu ; ses secondaires étaient très abîmées, leurs tuyaux brisés. Myrrthe se mit aussitôt au travail. Elle devait d’abord arrêter les saignements. Elle prit des poignées de neige et de glace dans ses pattes, et recouvrit les plaies de sa maîtresse.
— Ça fait du bien, murmura Siv. Tu crois que je pourrai voler de nouveau un jour ?
— Bien sûr, ma dame. Dites-vous juste que vous avez subi une mue un peu violente.
Si la douleur n’avait pas été aussi insoutenable, la reine aurait éclaté de rire.
— Aïe ! Davantage de neige, Myrrthe. Elle endort la douleur.
— Oui. Et vous verrez que la glace est encore plus efficace.
En effet, la souffrance de Siv diminua, et le sang cessa de couler.
— Tu te souviens de ta première mue, Myrrthe ?
— Oh, non ! Dame ! je suis si vieille.
— Dommage, j’aurais aimé que tu me racontes, dit Siv d’une voix pâteuse. Je me demande si les jeunes harfangs se rendent compte qu’ils muent : leurs plumes blanches doivent se confondre avec la neige et la glace du N’yrthghar, non ?
— Vous oubliez que nous ne sommes pas encore d’un blanc pur, les premiers jours. Nous serions plutôt grisâtres, voire bruns.
— Moi, je me rappelle ma première mue, poursuivit la reine d’un ton rêveur. Je ne compte pas les fois où mon duvet est tombé. J’étais trop petite, je ne m’en souviens pas bien. Mais la première fois que j’ai perdu mes plumes, Grand Glaucis ! quel choc ! Je venais juste de m’emplumer et d’apprendre à voler. Je me sentais si grande, si fière de ne plus être une boule de duvet. Je commençais vraiment à m’amuser avec mon peigne, mes primaires, mes secondaires et mes jolies alules, quand, tout à coup, j’ai aperçu une belle plume brun-fauve par terre…
— Il est temps de vous reposer, ma chère.
— Oui, je dois me reposer…
— Pensez à votre tante Agatha. Elle s’était rétablie, n’est-ce pas ?
— Oui. Tante Agatha, bien sûr.
Siv n’avait pas songé à sa grand-tante depuis des années. Celle-ci avait été horriblement mutilée, autrefois, au cours d’un combat inégal livré contre des hagsmons dans la mer Tume. Ses deux ailes avaient été touchées. Elle était restée sa vie durant une guerrière redoutée, mais plus jamais elle n’avait pu assumer la position de première pique de glace dans une formation de combat. Elle était donc devenue stratège : commandante en chef de la brigade des Cimeterres de Glace. Elle avait développé une technique sensationnelle avec ses serres, employant comme arme de prédilection un cimeterre inversé, une arme très étrange parfaitement adaptée à sa nouvelle morphologie. Son courage et sa volonté formidables étaient à l’origine de la célèbre devise krakéenne : « Cintura Vrulcrum, Niykah Kronig », qu’on peut traduire grossièrement par : « Chaque blessure est une occasion, et chaque malédiction, un nouveau défi. »
Siv se laissa emporter par le sommeil en se raccrochant à une pensée : « Je dois guérir… guérir… Il reste tant à faire. »
— Il me faut du poisson ! s’exclama-t-elle au réveil.
Myrrthe accueillit cette requête avec des émotions contradictoires. D’un côté, elle débordait de joie : sa chère maîtresse avait faim, c’était bon signe. D’un autre côté, son gésier était chiffonné. « Du poisson ! pensa-t-elle. Alors, ce qu’il lui faut, c’est un hibou pêcheur ! »
— Oui, ma dame. Il n’y a pas de meilleur remède que l’huile de poisson pour les tuyaux de plumes fendus.
— Peux-tu t’en occuper tout de suite ? Oh… oh, pardon, Myrrthe.
Comment osait-elle se montrer aussi autoritaire avec sa fidèle suivante ? Même si son aile gauche envoyait des décharges de douleur dans tout son corps, ce n’était pas une raison pour être impolie.
— Excuse-moi. Quel manque de délicatesse de ma part ! Tu ne sais pas plus attraper le poisson que moi.
— Ne vous excusez pas, ma dame. Laissez-moi réfléchir un instant.
— Prends tout ton temps, Myrrthe.